Une brève histoire du temps pour les knowledge managers
En management des connaissances, on oppose souvent deux objectifs qui apparaissent contradictoires : accroître l’efficacité de l’organisation et assurer sa pérennité dans le temps. L’objectif d’efficacité, c’est celui qu’attendent les managers. Il faut prouver que lorsqu’on s’engage dans une démarche de management des connaissances, on pourra en démontrer la valeur assez rapidement. Cette valeur existe bien sûr. Lorsqu’on s’évite du travail inutile en réutilisant ce que d’autres ont déjà fait, lorsqu’on s’entoure d’experts qui vous font part de leur expérience, lorsqu’on dispose d’un bon moteur de recherche et de bases de connaissance structurées, on gagne du temps, et le temps gagné peut se mesurer ou au moins s’évaluer. Et on montre alors qu’une organisation qui se dote d’un système de management des connaissances est plus agile, plus efficace, et partant plus rentable.
Mais la véritable raison d’être d’un programme de management des connaissances n’est pas tant de gagner du temps que de prendre de bonnes décisions. On gère les connaissances de l’organisation avant tout pour réduire les risques de se tromper en l’engageant dans des voies qui peuvent la mettre en péril. La valeur d’un système de management des connaissances réside de ce fait aussi, et peut-être encore beaucoup plus, dans les erreurs non commises, dans les engagements tenus et dans la pérennité perçue de l’organisation. Le problème, c’est que cette valeur-là est liée à la maîtrise des risques et ne se mesure pas. Elle se constate à l’épreuve du temps.
Et cependant ces deux objectifs ne sont pas contradictoires. Certes l’objectif de pérennité de l’organisation est premier, mais sans valeur ajoutée démontrable à plus court terme, on ne peut pas y croire.
On peut établir un parallèle avec l’éducation. On ne met pas ses enfants à l’école pour qu’ils soient plus efficaces, mais pour qu’ils soient plus libres et qu’ils puissent choisir la vie qui leur convient. La réussite d’un parcours éducatif se constate sur le temps long, et la mesure d’un « retour sur investissement » est pour le moins hasardeuse. Et cependant, les parents ont besoin de signes que le parcours éducatif de leurs enfants est efficace, et cela se mesure par les notes aux examens, qui sont toujours des épreuves où le temps – et donc l’efficacité – est centrale.
Le drame est dans le déséquilibre entre les attentes à court terme et long terme. Lorsqu’on n’a pas bien réfléchi à la raison d’être d’un système de KM et qu’on se contente de concepts flous d’efficacité opérationnelle, on se concentre sur ce qui aura le plus d’impact médiatique à court terme, c’est-à-dire surtout les plates-formes collaboratives, enjeu de pouvoir dans les entreprises comme dans la société. Si l’on n’y prend pas garde, on se laisse enfermer dans l’efficacité opérationnelle : on apprend à gagner du temps, et non à remporter des victoires.
Comment faire alors pour recaler les métriques d’un système de management des connaissances sur ce qui est important pour l’organisation ? Le monde de l’enseignement et celui du sport nous en donne quelques pistes en se concentrant sur ces « moments de vérité » que sont les concours et les championnats. Ce sont des moments où l’on se mesure à d’autres personnes et où le meilleur gagne. Dans le monde de l’entreprise, le parallèle avec la vente ou l’obtention d’un contrat est évidente, et c’est pourquoi les démarches de KM focalisées sur l’efficacité commerciale fonctionnent en général bien. Le « moment de vérité » où l’on se mesure à ses concurrents a des métriques simples et binaires – ça passe ou ça casse – et des statistiques simples comme le taux de succès des propositions commerciales et un bon indicateur de progrès dans la maîtrise du savoir, surtout quand on l’associe aux marges réalisées.
Ces « moments de vérité » sont plus difficiles à cerner lorsqu’on ne se peut pas se mesurer à un concurrent mais lorsqu’on porte un jugement sur soi-même. En particulier les organisations qui réalisent des grands projets sur de longues durées sont confrontées à ce problème d’auto-évaluation par rapport à un engagement pris de coût et de délai. Un projet peut déraper pour des causes internes qui ont trait à un manque de maîtrise du savoir nécessaire, mais aussi pour des causes externes qu’on ne pouvait pas prévoir. En outre, il est le plus souvent impossible de comparer sa performance à celles d’autres acteurs qui seraient dans la même situation. On comprend alors que si une démarche de KM a été engagée dans le but de mieux maîtriser les engagements que l’on prend auprès de ses clients, on aura du mal à en prouver la valeur à court-terme. Tout au plus pourra-t-on mesurer et interpréter les écarts entre ce qu’on avait prévu et ce qu’on a réalisé. Ce n’est que statistiquement et sur une longue durée que l’on pourra se rendre compte qu’on maîtrise mieux ce qu’on fait, et que la réputation de fiabilité de l’entreprise croit. Mais il faut alors un niveau élevé de confiance dans la démarche pour la mener sur une longue période, et seuls des dirigeants installés pour très longtemps à la tête de l’organisation peuvent porter une telle démarche. Et c’est rarissime.
Mais si on prend un peu de hauteur et qu’on s’interroge sur les premiers bénéficiaires d’un système de KM, on arrive à l’idée qu’ils pourraient aussi en être les premiers évaluateurs. A l’instar des étudiants qui, selon le modèle de Kirkpatrick, sont les premiers à pouvoir porter un jugement sur les cours qu’on leur dispense, les collaborateurs, et tout particulièrement les jeunes, sont les premiers à pouvoir porter un jugement sur le système KM mis en place par leur employeur. S’ils ont le sentiment d’apprendre et de grandir constamment, s’ils pensent que l’information dont ils ont besoin leur parvient en temps et en heure, s’ils ont confiance dans la capacité de l’organisation à remplir ses engagements, et s’ils pensent qu’ils peuvent y faire une belle carrière, alors il est certain que le système KM de cette organisation fonctionne bien. On en arrive alors logiquement à donner de l’importance à cette métrique d’engagement des collaborateurs, et de donner plus de poids à ce concept flou de « retour sur engagement » (RoE). Comme le montre l’économie des plates-formes numériques où la mesure du succès est d’abord dans l’engagement des utilisateurs, la notion de RoE est bien plus pertinente que celle de « retour sur investissement » (RoI). En effet, les startups qui ont voulu démontrer trop tôt la rentabilité financière de leur plate-forme digitale n’ont en général pas survécu.
Ainsi, pour montrer la valeur d’un système de KM, il faudrait idéalement combiner des métriques d’engagement des collaborateurs, des métriques de gain de temps sur des tâches récurrentes et des métriques de succès lors des « moments de vérité » de l’organisation. C’est possible, mais à condition d’accorder à l’engagement des collaborateurs une place éminente, de la même façon que des parents jugent d’abord une école à l’engagement au travail qu’elle suscite chez leurs enfants. Mais cela pose alors la question de la relation entre dirigeants et collaborateurs. Si les dirigeants voient leurs collaborateurs comme des agents remplaçables à tout moment, jamais ils ne s’intéresseront aux métriques d’engagement, qui sont par essence communautaires, car «il n’est rien pour se laisser instruire que d’aimer et être aimé»