1-Le problème de fond
Les métriques associées à la maîtrise du savoir dans une organisation sont difficiles à établir, car, comme pour un individu, les connaissances ont pour objectif ultime la survie. Elles permettent de mieux faire face aux imprévus, de prendre de meilleures décisions, de choisir des voies d’avenir radieux.
Pour les personnes, la maîtrise des connaissances s’évalue par l’intermédiaire d’un jury de sachants, eux-mêmes reconnus par leurs pairs, le plus souvent sous la forme d’un examen de passage où « ça passe ou ça casse ». Pour les collectifs, c’est à peu près la même chose : la maîtrise du savoir se constate lors de « moments de vérité » où les résultats obtenus par le groupe sont comparés à ceux obtenus par d’autres, et donnent lieu à une décision de la part d’un jury extérieur, qui, dans le cas d’une entreprise, est le plus souvent le client, mais parfois aussi un organisme réglementaire.
Le problème de fond, c’est que l’acquisition de connaissances demande du travail et prend du temps, et encore plus lorsqu’il s’agit d’un collectif. Le progrès se mesure alors sur le temps long, et par des approches statistiques. L’approche par le retour sur investissement se révèle le plus souvent inadaptée, car on ne mesure pas la qualité d’une école au retour sur investissement des frais de scolarité, mais bien à ses résultats statistiques aux examens. Dès lors, les responsables de programmes KM en entreprise se trouvent confrontés au problème terrifiant de prouver la valeur ajoutée des dépenses qu’ils engendrent, en essayant d’éviter de se faire enfermer par les contrôleurs de gestion dans une logique inappropriée de retour sur investissement à court ou moyen terme. C’est pourquoi les programmes de KM sont le plus souvent décidés par des membres du comité de direction, parfois par le P-DG lui-même, suivant une logique de bon sens et non d’orthodoxie financière. La conséquence est que ces programmes KM sont fragiles, régulièrement remis en question, voire abandonnés lors des passations de pouvoir, car les successeurs commencent quasiment systématiquement leur mandat par une analyse critique des dépenses, et surtout celles déclarées « non productives ». Cela explique aussi pourquoi les meilleurs programmes de KM sont mis en œuvre par des sociétés en croissance forte, et dont l’actionnariat et l’équipe de direction sont stables.
Cette note a pour objet de proposer des approches de résolution de ce problème de fond.
2- Les métriques fondamentales du KM
2.1 – Identifier les « moments de vérité »
Les programmes de KM sont souvent initiés par des considérations générales sur la nécessité d’apprendre des expériences du passé et de « ne pas réinventer la roue ». Ces considérations, certes de bon sens, sont trop vagues et insuffisamment fédératrices. Certes, on envoie ses enfants à l’école pour qu’ils apprennent et « ne réinventent pas la roue », mais surtout pour qu’ils passent leur bac. Il faut donc pouvoir rattacher le programme KM à un ou plusieurs objectifs centrés sur des « moments de vérité » où la maîtrise des connaissances critiques peut se manifester de façon binaire, par exemple :
- La remise d’une proposition commerciale : on la gagne ou on la perd
- La remise d’une étude : elle est acceptée ou pas.
- L’atteinte d’un jalon : on l’a atteint dans les temps et dans le budget prévu, ou on dérape.
- La fin d’un projet : il est plus ou moins profitable que ce qui était prévu à son lancement.
A la base, il y a donc toujours une mesure d’écart entre une prévision et une réalité. Il n’y a pas de programme KM dans la durée s’il n’est pas fondé sur ce principe. La dérivée moyenne de cet écart mesuré devient alors la mesure ultime de la pertinence d’un programme KM.
2.2- Focaliser le programme KM sur ce qui est important
Tout programme KM sérieux est cher, car transférer, partager, expliciter, stocker et diffuser des connaissances, cela prend du temps, quand bien même les outils dont on dispose pour le faire sont de plus en plus efficaces. Il convient donc de se focaliser sur une population cible d’utilisateurs éventuels de ces connaissances, et de laisser tomber les autres[1]. Il convient aussi d’identifier l’ensemble des connaissances critiques dont cette population-cible a besoin pour faire son travail, et de focaliser l’attention sur les contenus qui véhiculent ces connaissances critiques.
Une façon d’aider à focaliser l’attention sur ce qui est important est d’identifier les échecs du passé que l’on ne veut plus voir se reproduire. Les meilleurs programmes de KM se fondent sur l’idée d’un « plus jamais ça » qui permet de fixer l’attention sur des choses importantes qui peuvent mettre en danger l’existence-même de l’organisation. On revient alors aux fondamentaux du KM, qui ne vise pas tant l’efficacité que la survie.
2.3- Remonter la chaine des causalités
Une fois que l’on sait ce que l’on cherche à obtenir, on peut alors remonter la chaine des causalités : les activités de KM créent des connaissances, ces connaissances sont explicitées en contenus de différentes formes (méthodes, outils, logiciels, tutoriels, fiches, annuaires…), ces contenus sont réutilisés, et cette réutilisation permet d’obtenir des résultats mesurables par l’écart entre ce qui était planifié et ce qui a été réalisé.
On peut alors établir la liste des activités KM pertinentes qui contribuent à l’obtention de ce résultat, et mettre en place des métriques intermédiaires sur la réalisation de ces activités, sur les contenus produits, sur leur réutilisation, sur le jugement porté sur ces contenus par leurs utilisateurs, et sur l’usage qui en a été fait.
Et comme le lien entre ces activités et le résultat obtenu n’est ni direct ni systématique, il faut pouvoir illustrer les succès ponctuels obtenus par ce biais par des histoires (« storytelling ») qui racontent, du point de vue d’une personne qui a pu mobiliser des connaissances critiques de l’organisation, comment le succès a été obtenu. Faire circuler ces histoires au sein de l’organisation permet de crédibiliser la démarche le temps que se mettent en place des métriques statistiques convaincantes.
3- Les métriques dérivées
Comme évoqué plus haut, cela prend plusieurs années, et parfois de décennies pour apporter la preuve quantitative de la pertinence des investissements en activités et outils de KM au moyen des métriques fondamentales exprimées ci-dessus, de la même façon que la valeur d’une nouvelle école ou d’une nouvelle université ne peut pas être prouvée avant de nombreuses années d’existence. Il existe néanmoins deux types de métriques dérivées, qui n’apportent pas de preuves tangibles, mais qui sont néanmoins puissantes pour lutter contre les « cost killers ».
3.1- Les enquêtes d’opinion
La première métrique utile est la métrique de Kirkpatrick utilisée pour les programmes de formation. Elle consiste d’abord à obtenir un retour de la population-cible du programme KM sur l’accès à la connaissance collective de l’organisation, à travers différents types d’enquêtes :
- Les enquêtes ponctuelles relatives à un dispositif particulier du programme de KM : que pensent les participants d’une réunion de partage d’expérience avec un expert de l’organisation ? la participation aux activités d’une communauté de pratique dont ils sont membres leur est-elle utile ? les articles qu’ils consultent sur le wiki d’entreprise sont-ils bien rédigés ? etc.
- Les enquêtes de témoignage auprès de ces mêmes personnes pour savoir s’ils mettent en œuvre ce qu’ils ont appris à travers divers dispositifs du programme KM
- Les enquêtes auprès des hiérarchiques relatives à l’amélioration des compétences de leurs subordonnés du fait de leur participation à ces activités.
La seconde métrique est plus globale et se fonde sur les enquêtes annuelles d’engagement des collaborateurs du fait de la considération qu’on leur témoigne en leur donnant accès aux connaissances nécessaires pour leur travail, et en leur donnant des perspectives d’évolution par leur montée en compétences.
Cette seconde métrique est actuellement peu utilisée en relation avec les initiatives de KM, et pourtant il suffit d’interroger les démissionnaires d’une organisation pour constater que la cause de leur départ est le plus souvent le manque de considération. Le salaire insuffisant est souvent mis en avant comme cause principale, mais il y en a beaucoup d’autres qui sont fortement reliés au système de KM en place : je m’ennuie ; je ne vois pas de perspective de carrière ; je n’apprends pas grand-chose ; je suis accaparé par l’administratif ; on ne me fait pas confiance ; mes opinions n’intéressent personne…
Les enquêtes sur l’engagement des collaborateurs est donc une métrique très utile pour évaluer le système de KM en place dans l’organisation, pourvu qu’un grand nombre de questions posées portent sur l’accès au savoir, à l’entraide, à la montée en compétences, à la qualité des outils…
3.2 – Le degré de conformité par rapport à une norme
La conformité à une norme ou un standard validé par la direction générale est un bon exutoire pour la mise en place d’un système de KM. On s’appuie alors sur un ensemble de documents normatifs qui décrivent le bon fonctionnement d’un système de KM, et on tente de s’y conformer.
Il existe des normes internationales relatives au KM, dont la plus connue est la norme ISO 30401 publiée en 2018. L’adoption d’une telle norme peut être une décision de la direction générale d’une entreprise, mais elle est le plus souvent imposée de l’extérieur, par des grands clients, par des syndicats professionnels ou même par l’Etat. Actuellement, la norme ISO 30401 est mise en œuvre surtout au Moyen-Orient et en Asie, et a peu d’adeptes en Europe, mais il est probable que cela change.
Le rôle d’une équipe KM est alors de traduire la norme en documents de politique d’entreprise et de mettre en place les processus et les outils qui permettront à l’organisation d’être en conformité par rapport à cette norme.
En l’absence de norme externe reconnue au sein d’une même industrie, certaines entreprises tentent de se doter de standards internes qui remplissent le même rôle. On documente les processus de travail actuels ; on organise un débat critique sur les améliorations à y apporter pour mieux s’inspirer des connaissances de l’organisation et pour mieux capitaliser les enseignements issus de l’expérience et recherchant la simplification afin de ne pas imposer trop de travail supplémentaire; on teste le processus amélioré sur des cas concrets pour vérifier sa faisabilité ; on l’officialise en introduisant des métriques de conformité ; on fixe des objectifs ; on mesure. Incidemment, la création d’un nouveau standard interne peut être gérée en mode projet.
Cette dernière approche a des avantages et des inconvénients. L’avantage principal, c’est qu’elle repose sur une collaboration entre les acteurs de ces différents processus, qui définissent ensemble les bonnes pratiques à adopter à partir de leur expérience personnelle, ce qui facilite la mise en œuvre et l’adoption du standard. Les inconvénients principaux, c’est que le standard interne peut être remis en question à tout instant par un manager qui voudra simplifier, réduire les coûts et gagner en efficacité, que les conséquences éventuellement néfastes de ces modifications ne se feront sentir que beaucoup plus tard, et que la focalisation sur une simple mise en conformité peut faire oublier l’objectif premier d’une politique de KM, à savoir réduire l’écart entre une prévision et une réalité, mesuré à l’occasion des « moments de vérité » définis plus haut.
3.3- Les métriques de projet
Une dernière métrique simple pour toute initiative de KM, qu’il s’agisse du déploiement d’un moteur de recherche, du traitement des retours d’expérience ou de la création d’une communauté de pratique est la métrique projet. Dès lors qu’une proposition d’initiative de KM a été acceptée et peut se décrire par une équipe de mise en œuvre, des livrables, un planning et un budget, la logique de management de projet s’impose, et les métriques deviennent très classiques : respect des livrables, des coûts et des délais.
4- Conclusion : il faut savoir jongler
La conclusion que l’on peut tirer de cette analyse, c’est qu’un responsable de programme KM doit savoir s’appuyer sur des métriques diverses combinant les attentes de l’organisation et celles des collaborateurs
Au départ, pour satisfaire les attentes de l’organisation, il doit vraiment relier l’objectif assigné au système de KM à ces « moments de vérité » où la qualité de ce système se manifestera par la capacité de l’organisation à prévoir ce qui va se passer, et donc élaborer des métriques d’écart entre les prévisions et la réalité. Ces métriques doivent être mises en place dès le départ, même si elles ne « parleront » qu’au bout de plusieurs années.
Et comme il faudra du temps avant que ces métriques manifestent les progrès accomplis, il doit bâtir la confiance du management par des métriques intermédiaires plus classiques :
- qualité des livrables et respect des délais pour les « projets KM »
- métriques de conformité subséquentes, lorsque ces livrables KM sont de nouveaux standards internes,
- bonnes histoires de succès remportés lors des moments de vérité grâce au système de KM mis en place
Et pour satisfaire les attentes des collaborateurs dans la population ciblée par le système de KM, il doit élaborer dès le départ -avec l’aide de l’équipe RH- une enquête annuelle de mesure de l’engagement des collaborateurs au sein de cette population cible, par le biais de questions portant sur la qualité des modes d’accès et de contribution aux connaissances de l’organisation.
Et comme il faudra là aussi du temps avant que l’engagement des collaborateurs ne se traduise en courbe ascendante, il doit bâtir leur confiance par des métriques intermédiaires plus classiques :
- Feedback des participants aux événements de transfert de connaissances organisés ou soutenus par l’équipe KM
- Qualité de l’expérience des collaborateurs en tant que membres de communautés de pratique
- Métrique d’usage des outils et plateformes numériques du système KM
[1] Cf « Lean Knowledge Management: How NASA Implemented a Practical KM Program” –
Roger FORSGREN