KM et transition écologique : similitudes et complémentarités
On a tendance à oublier que parmi les premiers promoteurs du KM figuraient des organisations recherchant des solutions durables pour le développement économique des pays pauvres. C’était notamment le cas de la Banque Mondiale, dont le premier Chief Knowledge Officer, Steve Denning, fut un des premiers grands promoteurs du KM, et ardent défenseur du « storytelling » en tant que bonne pratique de KM.
Les entreprises ont une conception du KM au service de la performance opérationnelle et dans une moindre mesure de la maîtrise des risques. Le concept de retour sur investissement y règne en maître, et il oriente les activités de KM vers le gain de temps : le système KM doit permettre de réaliser des tâches plus rapidement, et accessoirement sans se tromper. Il est centré sur les collaborateurs et sur les clients, et son horizon est à court ou moyen terme. Les organisations centrées sur l’aide au développement et sur la promotion d’une économie plus responsable et protectrice de l’environnement ont un horizon beaucoup plus lointain, et implique un plus grand nombre d’acteurs : les pouvoirs publics, les médias, le système éducatif, les porteurs de projets, les populations locales…
Alors que la lutte contre le dérèglement climatique et la protection des écosystèmes devient un sujet majeur pour l’humanité, on peut se demander si les entreprises n’auraient pas à apprendre des pratiques KM des organisations qui œuvrent pour le développement durable, et de façon symétrique si les meilleures pratiques de KM des entreprises ne pourraient pas inspirer les initiatives en faveur de l’environnement et de la transition énergétique.
Commençons par tenter de comprendre les similitudes et les différences.
Les similitudes
Quel que soit l’objectif mesurable poursuivi par la mise en place d’un système de KM, son principe fondateur est celui d’organisation apprenante : faire en sorte que tout ce qu’on apprend à titre individuel dans l’exercice de ses fonctions soit partagé avec d’autres et devienne un savoir de l’organisation dans son ensemble. Et cela passe par les mêmes étapes du cycle de la connaissance : l’acquisition, via la formation, les échanges ou l’expérience ; le partage, via les équipes, les départements ou les communautés ; l’explicitation sous forme de données, de documents, d’images ou de codes informatiques ; le stockage dans des bibliothèques en ligne, des bases de connaissances ou des bases de données ; et enfin la diffusion via les plateformes, les moteurs de recherche et l’IA.
La mise en place d’un système de KM est de ce fait un projet fondamentalement culturel, qui s’appuie sur des communautés et des portails de savoirs. La clé du succès est toujours dans la notion d’engagement. Il n’y a pas de KM efficace dans les organisations qui n’accordent pas d’importance à l’adhésion forte de toutes les personnes impliquées au projet porté par l’organisation.
Les principes de base sont donc les mêmes quelle que soit l’organisation.
Les différences
La première différence réside dans la structuration-même des parties prenantes. Dans une entreprise, les missions et rôles des collaborateurs sont clairs et ils sont au service d’un objectif simple : satisfaire le client. Les équipes projet produisent des livrables, les managers décident et allouent les ressources, les communautés partagent les connaissances, et le juge ultime de l’efficacité du système est incarné par le client, qui s’exprime sur les coûts, la qualité et le délai. Et au centre du dispositif, il y a le P-DG, garant de la culture d’entreprise.
Dans une initiative de développement durable, de transition énergétique ou de protection de l’environnement, il n’y a pas de centre ; il y a une grande diversité de parties prenantes, et appartenant à des mondes différents : éducation, économie, industrie, environnement, médias, et bien sûr politique. Ainsi, pour parvenir à une prise de décision et à la mise en œuvre de l’action, il faut pouvoir
- Mettre en place un processus à long terme de renforcement des capacités des représentants du gouvernement au niveau national et au niveau local, ainsi que les jeunes, les journalistes et le grand public, pour leur faire prendre conscience des principes fondamentaux, des concepts et des réponses potentielles ;
- Établir des relations de partenariats avec des alliés essentiels, y compris dans les ministères et parlements, qui pourrait défendre certaines positions et soutenir leur mise en œuvre;
- Susciter l’engagement participatif des parties prenantes en utilisant des outils interactifs pour produire une compréhension plus approfondie des risques, des défis et des besoins et des réponses.
Ce contexte particulier donne aux initiatives de KM une coloration « démocratique » particulière :
- Le copié/collé de ce qu’on a fait ailleurs le plus souvent ne marche pas bien. Il faut seulement savoir s’en inspirer pour coconstruire un bien commun unique qui réponde aux attentes des parties prenantes ;
- En l’absence de décideur central, les communautés jouent un rôle fondateur dans la mise en place des stratégies de changement social et comportemental ;
- La combinaison des connaissances de personnes très différentes par leurs origines et leur culture – connaissances scientifiques générales et communautaires locales – devient centrale dans la démarche KM. Il faut beaucoup miser sur les techniques de facilitation maïeutique et d’explicitation pour aider les personnes à s’engager dans leur réflexion et leur pratique et encourager la pleine participation et la responsabilité partagée.
Ce qui peut inspirer les entreprises
Multiplier les événements de rencontre et de formation
Dans les entreprises, la formation est considérée comme une activité nécessaire mais non productive, et elle a lieu dans environnements dédiés et distincts du lieu de travail. Dans les initiatives de développement, la formation est une activité permanente qui suscite beaucoup de rencontres formelles et informelles : séminaires, conventions, « learning events »
Mettre en place des communautés à plusieurs niveaux
Dans les entreprises, les communautés mises en place pour partager les connaissances sont internes, et surtout du type communauté de pratique. Les communautés externes, lorsqu’elles existent, sont des communautés de clients qui permettent de faire remonter des insatisfactions et des besoins nouveaux.
Il est plus rare qu’on bâtissent des communautés impliquant toutes les parties prenantes d’un projet d’implantation locale, et encore plus rare qu’on bâtissent des communautés thématiques transverses pour faire circuler des connaissances que tous les partenaires de l’entreprise doivent s’approprier.
On sait qu’il y a une tension forte au sein des entreprises entre le désir de partager avec ses partenaires pour mieux travailler ensemble, et celui de ne pas voir sa propriété intellectuelle pillée par un concurrent. La position dominante aujourd’hui est celle de la protection de la propriété intellectuelle, mais bien souvent, il est plus profitable de mettre en commun des connaissances avec d’autres pour élaborer des standards partagés, et le monde du logiciel nous montre qu’il existe bien des moyens de partager en gardant la maîtrise des joyaux de la couronne.
Documenter les REX locaux via la facilitation d’ateliers d’explicitation
Les initiatives de développement fourmillent de techniques de facilitation de groupe en vue de faire circuler les connaissances : entretiens ciblés, enquêtes, focus groups
Storytelling, appreciative inquiry, outcome mapping, knowledge cafés, open space… Ces techniques sont relativement peu usitées dans les entreprises, mais peuvent s’avérer puissantes pour débloquer des situations complexes.
Inciter à apprendre en permanence
Les projets de développement sont précédés d’une intense recherche documentaire, et de réunions de préparation en vue d’en examiner toutes les facettes. Au cours du déroulement des projets, les réunions de débriefing et les interventions d’experts sont chose courante. Enfin ces projets donnent lieu à des retours d’expérience et à de nombreuses communications en vue de les faire connaître et d’inciter d’autres initiatives à s’en inspirer.
Bien que les projets menés par les entreprises soient plus répétitifs, ces techniques d’apprentissage de terrain peuvent se révéler utiles et inspirantes.
Adopter une typologie très diverse de contenus de savoir
Lorsqu’on s’intéresse à la production documentaire des initiatives de type développement durable, on est frappé par son abondance et sa diversité : rapports annuels, livres, modules e-Learning, rapports d’activité par initiative / projet, notes de politique générale, rapports d’études, outils et guides pour les intervenants, rapports d’évaluation, publications scientifiques…Chaque type de document a un objet précis et une audience ciblée afin d’en faciliter la recherche et la réutilisation ultérieure.
Dans les entreprises, on mise beaucoup plus sur la circulation des connaissances tacites par le biais des rencontres et du dialogue au quotidien. C’est sans doute la meilleure approche dès lors qu’on y recrute des jeunes qui font carrière au sein de l’entreprise. Mais si la tendance actuelle de mobilité accrue des collaborateurs se confirme, alors la nécessité d’expliciter sous différentes formes les connaissances acquises se fera sentir.
Introduire des métriques d’apprentissage
Les entreprises sont pilotées via des indicateurs de performance de ses activités, et au bout du compte par des indicateurs financiers de revenus et de coûts, ce qui concentre son attention sur ce qui va se passer entre demain matin et un horizon de 5 ans. Pour un projet de développement, un tel horizon est trop court, et il faut donc trouver des métriques de progrès ayant un horizon plus lointain. Une des métriques fréquemment utilisées porte précisément sur l’apprentissage : est-ce que les participants acquièrent des connaissances et les traduisent en modes d’organisation et en actions ? De telles métriques existent, comme le Learning Maturity Model.
Ce qui peut inspirer les porteurs d’initiatives de développement durables et protectrices de l’environnement
Comme on l’a vu plus haut, les entreprises ont l’avantage de disposer d’une structure d’organisation pyramidale à partir d’un comité de direction restreint. Elles ont aussi l’avantage d’être souvent plus riches, et plus disposées à investir dans des outils numériques. Pour les activités de KM, cela se traduit par la mise en place d’une diversité d’outils numériques avec une gouvernance centrale qui permet d’urbaniser le système de KM, de limiter son entropie et de maintenir sa cohérence.
Ainsi, les systèmes de KM des entreprises sont humainement moins sophistiqués que ceux des organisations de développement, mais techniquement plus élaborés et plus intégrés. Il est en général beaucoup plus facile de trouver les informations et les connaissances dont on a besoin pour effectuer une tâche lorsqu’on est dans une entreprise que lorsqu’on est l’un des acteurs d’un projet de développement.
Parmi les bonnes pratiques d’entreprise qui pourraient inspirer les acteurs du développement, on peut citer par exemple :
Alléger les modes d’engagement
- Elaborer des modes intermédiaires d’engagement moins chronophages que la participation active à des projets,
- Récompenser l’engagement par un statut particulier dans les communautés
Structurer les bases de connaissance
- Adopter des politiques éditoriales claires avec un responsable pour chaque base de connaissances, avec un modèle de données (ontologie) standardisé
- Disposer d’un vrai annuaire des membres et parties prenantes, avec des droits d’accès évolutifs en fonction du niveau d’engagement.
- Créer une base de données temps réel des projets menés à travers l’initiative: livre de bord, blogs, fiches de synthèse pour chaque projet
Intégrer les outils numériques
- Intégrer les outils numériques du KM en un système unique et ainsi éviter la galaxie d’applications indépendantes et mal reliées les unes aux autres
- Mettre en place des applications avancées de recherche sémantiques et d’IA.
En synthèse
Les systèmes de KM des entreprises et des organisations travaillant aux différentes formes d’initiatives de transition écologique sont à bien des égards complémentaires, les premiers étant bâtis sur l’intégration technologique et l’atteinte des objectifs de l’entreprise, et les seconds sur l’intermédiation humaine et l’engagement.
Certaines grandes entreprises ont su combiner les deux approches. On peut citer en particulier le cas d’AFCONS en Inde, qui vient de remporter le MIKE Award (Most Innovative Knowledge Enterprise) et dont le système de KM a pour objectif « business » de l’aider à tenir ses engagements vis-à-vis de ses clients et pour objectif « humain » de susciter un fort engagement de ses collaborateurs. Ce sont deux objectifs complémentaires, qu’AFCONS a eu l’intelligence de considérer comme distincts