La question traitée dans nos tables rondes lors de la conférence chez SKEMA le 20 novembre dernier était de mieux comprendre les liens entre d’une part le KM traditionnel consistant à expliciter et diffuser des connaissances de façon structurée pour pouvoir les réutiliser, et d’autre part l’IA générative, qui fonctionne sur un modèle de langage. Il m’a fallu quelques jours pour que ce que j’ai entendu sédimente un peu et que certaines réflexions un peu philosophiques me viennent à l’esprit. J’ai décidé de vous les partager.
L’individualisation : une tendance lourde des sociétés occidentales
La fin des « trente glorieuses » a été marquée par la généralisation d’un nouvel impératif de performance sous-tendu par la logique financière du retour sur investissement. L’idée de l’efficacité et de la performance s’est progressivement imposée à tous à partir du milieu des années 1980, en particulier dans les entreprises. C’était une conséquence de la concurrence de plus en plus mondialisée et de la diffusion rapide dans tout le monde occidental de la doctrine néolibérale de l’école de Chicago. En pratique, cela s’est traduit dans les organisations par plus de « process », plus de verticalité et de contrôle, par le développement du digital, et surtout par l’individualisation de la performance et sa mesure par des indicateurs, réservée depuis Taylor aux ouvriers dans les usines. L’employé de bureau, qui jusqu’alors était le membre d’un collectif ayant reçu une mission, est devenu un individu ayant signé un contrat avec son employeur pour réaliser des tâches précises, avec un entretien annuel de validation du respect du contrat.
Mais si l’individualisation se traduit effectivement souvent, au moins à court terme, par des gains de performance – le coup de pied au derrière, ça marche ! – elle engendre aussi une perte de robustesse et de capacité à faire face à l’adversité, comme les militaires l’ont abondamment appris et documenté dès la première guerre mondiale. En effet, pour être capable de faire face à l’imprévu, il faut y avoir pensé, il faut avoir élaboré des scénarios, il faut en avoir parlé avec d’autres, il faut mobiliser des connaissances et de l’expérience… bref il faut avoir engagé une démarche de KM en vue de mobiliser et de gérer les connaissances de toute l’organisation, et pas seulement de ses chefs. Et au niveau personnel, l’individualisation se traduit par un délitement du sentiment d’appartenance, par un désengagement au service des autres, par une solitude grandissante, et par des burn-out, dont on ne parlait pas jadis.
L’IA, stade ultime de l’individualisation?
Le livre de Julien Gobin récemment publié et intitulé « l’individu, fin de parcours ? » évoque l’individualisme qui caractérise nos sociétés occidentales et de nos entreprises comme un aboutissement logique de la démocratie libérale, dont l’objectif poursuivi depuis le siècle des Lumières a toujours été l’émancipation de l’individu, avec pour conséquence à la fois une augmentation du « bien-être » et une certaine perte du sens du collectif.
De fait, toutes les technologies de communication actuelles nées avec Internet ont eu pour effet remplacer progressivement le collectif du passé (le village, la paroisse, la famille, l’entreprise…) par l’individu « augmenté » qui peut se soustraire aux contraintes désagréables du collectif. En tant que consommateur, il peut acheter directement en ligne sans avoir à se confronter aux collectifs usants et distants des places de marché d’antan. Il peut aussi limiter ses échanges aux personnes qui lui ressemblent et pensent comme lui, et donc sont plus « confortables ». En entreprise, il peut accéder au savoir nécessaire pour remplir sa mission sans perdre de temps à rechercher et discuter avec un expert incompréhensible qui lui dira que « ça dépend ». Il n’y a plus guère que les services publics de l’Etat qui restent bureaucratiques par absence de concurrence ou par absence de moyens suivant les convictions politiques.
Avec l’IA, on franchit une étape de plus dans l’individualisation. L’humain « augmenté » par l’IA est en effet « libéré », car l’IA mise à son service dépasse largement ses capacités humaines sur des tâches spécifiques. On arrive alors à un paradoxe. D’une part l’humain équipé d’assistants et d’agents IA a une liberté d’action bien supérieure à celui qui n’en a pas, ce qui qui est la conséquence habituelle et normale de toutes les innovations nées de la révolution industrielle et de l’énergie abondante. Mais aussi, et c’est nouveau, il voit aussi son libre arbitre diminuer, car l’IA prend progressivement sa place par « délégation cognitive ». Le « business de la flemme », qui jusqu’à récemment était à la poursuite du bien-être des clients par l’allègement des choses à faire, le fait aussi maintenant par l’allègement des choses à penser et des décisions à prendre.
Ainsi, comme disait le grand inquisiteur dans les Frères Karamazov, l’homme préfèrera toujours son bonheur à sa liberté. C’est effrayant en soi car cela suggère que nous sommes et serons encore plus facilement manipulés par l’IA et par ses concepteurs, si toutefois elle ne leur échappe pas pour poursuivre ses propres objectifs, ce qui est la crainte de beaucoup. Imaginons en effet cinq minutes qu’une IA devienne capable de déchiffrer toutes les communications codées sur Internet. Ce serait une catastrophe sans précédent. Mais indépendamment de cela, le risque si l’IA se répand partout c’est que le collectif soit progressivement vidé de sa substance. Ce sera le triomphe de l’ « individu déterministe » gouverné par un système politique incarné par la logique sous-jacente aux modèles d’IA. Cela nous mettra dans un « meilleur des mondes » qui rappellera celui de Huxley.
Le vivant n’est pas performant
Cependant, une thèse véhiculée par les biologistes et les spécialistes du vivant, notamment par Oliver Hamant, c’est que le vivant n’est pas constitué en vue de la performance, mais de la robustesse, c’est-à-dire la capacité à survivre dans un monde fluctuant. Le vivant n’est pas construit sur l’idée logique d’efficacité et de contrôle. Il donne une part importante au hasard, à la redondance, au gaspillage, aux lenteurs, aux erreurs, aux incohérences… Le vivant est « sous-optimal » par nature parce que le but qu’il poursuit est la survie, non seulement de l’ « individu », mais aussi et surtout de l’espèce, quelle que soit l’adversité. Dans la nature, la concurrence et la rivalité entre membres d’une même espèce, donc la recherche de performance individuelle, ne se manifeste qu’en cas d’abondance des ressources. Dès que les ressources se font rares, c’est la coopération entre individus qui prend le dessus, car le seul moyen de survie devient l’entraide et l’interdépendance.
On voit bien que la poursuite effrénée du bien-être et de la performance non seulement nous isole les uns des autres, mais détruit aussi notre environnement. L’économie classique part du principe que les ressources sont illimitées, et on sait que n’est bien sûr plus le cas. Le désir de tout contrôler et d’éliminer toute adversité nous transforme de ce fait progressivement en morts-vivants. Vivre en collectivité avec d’autres personnes qui ne nous ressemblent pas, c’est toujours aller dans des lieux où nous n’aurions jamais été seuls. C’est plus difficile et moins confortable que de rester avec son assistant IA, mais c’est une source de vie, d’innovation, et in fine de liberté au sens du libre-arbitre.
Le KM au service du collectif
Depuis le début, le KM est apparu comme un mouvement de résistance à l’individualisation dans les organisations. On disait alors que l’objectif du KM était d’abaisser le centre de gravité de l’organisation en permettant aux collaborateurs de prendre de bonnes décisions sans les faire remonter aux chefs. C’est en effet par la collaboration, par les retours d’expérience, par les bases de connaissances qu’on crée un sentiment d’appartenance à un collectif capable de survivre à long terme parce qu’il se fonde non seulement sur la performance mais aussi sur la résilience.
Toute organisation performante est bâtie sur l’idée de contrôle. On planifie ce qui doit se passer, et tout écart par rapport au plan donne lieu à des mesures correctives en vue de réduire l’écart. On apprend en vue de respecter un engagement pris. L’idée de contrôle consiste toujours à industrialiser, à reproduire ce qui a fait ses preuves, et cela se traduit par des process, des indicateurs, des jalons, des revues, qui ont tous pour effet de spécialiser les collaborateurs sur des tâches précises et de réduire leur besoin d’interagir avec les autres. Et ça marche. Mais un des effets, c’est qu’on devient incapable de faire quoi que ce soit seul, et qu’on a toujours besoin d’une structure organisée pour agir. L’homme moderne lâché dans la nature ne survit pas longtemps, et de moins en moins avec le progrès technique.
Le KM, que bien des managers veulent mettre exclusivement au service de la performance et du gain de temps parce que ça se mesure, est en réalité surtout au service de la robustesse et de la résilience, qui ne se mesurent pas. On ne sait pas quel est le retour sur investissement d’une erreur qui n’a pas été commise grâce à la mobilisation des connaissances d’un groupe ; on sait seulement, hélas, ce que cette mobilisation a coûté.
Tous ceux qui ont fait du KM savent qu’il est fondé sur le collectif, et plus précisément sur les communautés. Si l’expérience est personnelle et individuelle, la connaissance est collective, car pour qu’elle soit validée, il faut qu’elle ait été exprimée, discutée, et approuvée au sein d’une communauté de pairs. En ce sens, la connaissance est un bien commun de cette communauté, et les objets de connaissance associés – documents, images, codes de calcul, modèles – appartiennent à l’organisation ou aux organisations qui financent les travaux de cette communauté.
Et comme tout ce qui relève des biens communs, les activités de création, de recueil et de stockage des connaissances s’arrêtent dès lors que les règles de gestion des communs, en particulier les règles d’accès ne sont plus respectées. Tous les grands du web, qu’il s’agisse des GAFAM ou d’OpenAI sont nés d’un pillage massif de données que personne ne considérait comme devant être protégées, ou alors trop tard. On ne se rend pas compte à quel point les données sont précieuses, parce qu’il en faut beaucoup pour qu’elles commencent à avoir de la valeur.
Comment le KM et l’IA peuvent fonctionner ensemble
Le danger de l’IA, c’est de la mettre au service d’intérêts trop particuliers et trop court-terme – y compris celui des actionnaires d’une entreprise – et de mettre ainsi en danger le collectif et la survie à long terme. Si un service informatique se sent autorisé à entrainer une IA à partir d’une base de connaissances d’une entreprise au motif qu’elle appartient à l’entreprise et pas à la communauté qui l’a créée, il porte un coup fatal à la communauté en question, même s’il n’en a pas conscience. Car si l’assistant ou l’agent IA ainsi créé augmente à court terme la performance des collaborateurs et de l’organisation, il aura pour effet une réduction des effectifs et une spécialisation encore plus poussée des collaborateurs qui resteront. Le service IT/Data science qui l’aura conçu sera alors couvert de gloire, mais pas la communauté des collaborateurs et experts qui ont patiemment explicité et collecté les données d’apprentissage au cours du temps. On sait que lorsqu’une IA utilise un forum de discussion comme source de données, elle assèche les contributions au forum. Toute la connaissance collective, aussi bien explicite que tacite, accumulée au cours du temps sera alors absorbée par un modèle d’IA qui fera peut-être aussi bien sinon mieux, mais qui sera fondé sur de la logique pure. La communauté d’origine s’éteindra alors, et les narratifs, les échanges symboliques, les intuitions, les découvertes « par hasard » disparaitront. Cela ira à l’encontre de l’humanité, de la culture, et au bout du compte de l’expertise et de la robustesse qui permettent à l’organisation de faire face aux imprévus et à l’adversité.
La conclusion que je propose, c’est que la complémentarité KM / IA sera effective tant que l’IA se mettra au service du collectif et que l’accès aux données de l’organisation pour l’entrainement de l’IA sera gouverné par les règles d’accès aux biens communs.
Rappel de ces règles (cf Elinor OMSTROM)
- Les conditions d’accès pour chaque individu à chaque ressource sont spécifiées.
- Les règles d’usage et d’accès sont établies et adoptées par la communauté locale, en tenant compte des besoins plus larges de l’organisation.
- Les règles sont suivies par les utilisateurs, qui ont contribué à leur mise en place.
- Les utilisateurs sont responsables de la gestion de la ressource et surveillent son utilisation.
- Un système de sanctions est mis en place pour encourager le respect des règles.
- Les utilisateurs sont conscients de la proportionnalité entre leurs contributions et les avantages qu’ils reçoivent.
- Le plus grand nombre possible est engagé dans le processus décisionnel.
- Les utilisateurs sont conscients de la gestion des ressources communes et de leur utilisation durable.
Ainsi, en lien avec les data scientists, le rôle du KM sera donc d’une part de garantir la qualité des données utilisées par l’IA, et d’autre part de s’assurer que l’accès à ces données respecte bien ces règles de gestion des biens communs que sont les bases de données.
Ceci imposera notamment que les cas d’usage de ces IAs soient définis très précisément dès le début, et que la communauté des contributeurs aux bases de connaissances utilisées soit partie prenante pour spécifier les cas d’usage, pour tester l’application ou l’agent d’IA, et pour se l’approprier comme bien commun. Ainsi les communautés de pratique sont appelées à jouer un rôle central dans un scénario d’IA responsable au service des organisations ET de ses collaborateurs.
Je précise que cet article n’a pas fait appel à l’IA. Peut-être que je devrais.


